jeudi 23 août 2012

Les humains ne sont pas des sardines : ne les mettez pas en boîte !

« Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre » (Le Prisonnier, 1967)

Depuis quelques années, des cabinets de consultance RH proposent des outils qui vous suggèrent de mieux cerner votre personnalité, celle de vos collaborateurs.  Ces outils pour mettre des étiquettes sur les gens explosent réellement sur le marché et il est difficile de les ignorer. C’est même devenu un sacré business.  On nous parle de MBTI, HBDI, Process Com, ComColors, etc. etc. 

Et pour utiliser ces modèles (qui finalement s’inspirent souvent des mêmes principes ou se nourrissent l’un de l’autre, il faut – bien évidemment – disposer de la certification adéquate (coûteuse, il va de soi).
Alors…
·         Etes-vous un « cerveau gauche » ou un « cerveau droit » ?
·         Etes-vous « visuel », « auditif », « olfactif », « kinesthésique » ?
·         Etes-vous un « rouge » émotionnel, un « bleu » rationnel, un « jaune » créatif ou encore un « vert » méthodique ?
·         Etes-vous ENTJ, ISTJ, INTJ, ESTJ, etc. ?
·         Etes-vous un « rebelle » (yeah baby yeah..), un « travaillomane », un « rêveur », etc. ?
·         Dans quelle boîte devons-nous vous ranger ?

[petite digression] Cette tendance à l’étiquetage existe bien évidemment dans le monde en général autour de nous sur des variables plus socio-démographiques, politiques, sociologiques, etc. Par exemple, et comme c’est très à la mode, vous pouvez vous identifier comme un « digital native » de la génération Y, un digne représentant de la génération X ou encore un « baby boomer » ? Etes-vous de « gauche » ou de « droite » (politiquement) ? Etes-vous « francophone » ou « néérlandophone » ? Etes-vous « grand » ou « petit » ? Etes-vous « hétéro », « gay », « bi », etc.  Personne ne peut s’empêcher de catégoriser tout ce qu’il perçoit, de le mettre dans une boîte.
La tendance spontanée à catégoriser la réalité commence dès la perception, dans le registre de l’inconscient. Ce que l’on perçoit active tout un tas de schémas mentaux dans notre esprit. Pour les « motivés », lisez ce chapitre de John Bargh, psychologue social spécialisé dans ce qu’on appelle l’automaticité comportementale. Il décrit et explique à quel point nous percevons, interprétons les choses et agissons de façon totalement inconsciente au quotidien (si l'anglais n'est pas "votre ami", vous pouvez aussi consulter ce document en français, à partir de la page 39)

La catégorisation a donc bien une fonction : elle nous permet de comprendre et simplifier une réalité complexe et d’y réagir adéquatement dans la plupart des situations de la vie quotidienne. [fin de la digression]

Avant de continuer, définissons grossièrement ce qu’est une typologie :

·         C’est un ensemble de catégories, de types de personnes qui se différencient par des caractéristiques de personnalité, préférences, etc.
·         C’est une vision caricaturale des choses : une personne sera catégorisée dans un type. Cela ne veut pas dire qu’elle possède tous les traits de la catégorie mais qu’elle en possède les grands traits.
·         Elle représente une heuristique, un découpage, qui permet d’appréhender la réalité complexe, de comprendre les différences entre les gens et d’agir en fonction
·         Ce n’est donc pas le reflet exact de la réalité mais bien une modélisation du fonctionnement des êtres humains

Comme tout ce qui a une fonction et représente un besoin pour l’être humain, un business a donc pu se construire là-dessus. En effet, en développant des  « typologies » qui permettent de simplifier la complexité du comportement humain, les solutions présentes sur le marché proposent une vision simple (voire simpliste) que tout un chacun peut exploiter dans sa pratique professionnelle et dans sa vie privée. Sur le principe, c’est certainement une bonne idée pour permettre à chaque personne de mieux se connaître, anticiper ses réactions et aussi mieux comprendre les autres.

Illustrons cela par un exemple concret tiré de la typologie du « HBDI®»,  il existe 4 types de « préférences cérébrales » identifiées par les couleurs bleu, jaune, rouge, vert (pour plus d’infos, suivez ce lien). Si vous êtes un « rouge », vous êtes décrit comme une personne qui ancre ses comportements dans les émotions, dans l’affectif, qui apprécie les relations etc. Si votre collègue est un « bleu » (rationnel, préférant les chiffres, peu sensible aux affects, etc.) et que vous l’identifiez comme tel, vous pouvez ainsi vous adapter pour communiquer/travailler avec lui d’une part, mais aussi vous rendre compte que votre propre tendance est différentes d’autre part.  On peut commencer à débattre sur l’aspect manipulatoire ou pas de la démarche mais finalement, c’est surtout une prise de conscience sur les différences inter-personnelles…


Parce qu’un RH averti en vaut deux
1.       Science sans science est pire que ruine de l’âme
Comme toute modélisation, les typologies présentes sur le marché reposent sur des bases qui se veulent scientifiques. Malheureusement, ce n’est pas vraiment le cas, on entre souvent dans le champ de la pseudo-science comme argument de vente (avec le label « prouvé scientifiquement », « fruit de nombreuses recherches », etc.).


Par exemple, gardez toujours à l’esprit que le découpage du cerveau en « gauche » et « droit » ne repose sur aucune base scientifique et neurobiologique (ou si ça a été le cas un jour, ces modèles sont obsolètes depuis de nombreuses années). C’est purement et simplement une métaphore  du fonctionnement cérébral (mais pas LE fonctionnement cérébral) qui trouve notamment son inspiration dans la différence entre « yin » et « yan ».  Je n’entrerai pas dans ce débat ici, ni n’attribuerai de labels aux différents modèles présents sur le marché. Mais donc, mieux vaut quand même le savoir avant de mettre vos collègues en boîte…


2.       L’insoutenable poids des stéréotypes
Mettre quelqu’un dans une boîte, dans une catégorie, active forcément et (encore une fois) inconsciemment des stéréotypes (une série d’attentes vis-à-vis de son comportement, de ses intentions, de ce qu’elle représente) et des préjugés (une évaluation positive ou négative par rapport à la personne basée sur la catégorie qu’elle représente et les normes sociales) par rapport à une personne.

Et là, moi je crie « attention danger ». Si vous avez suivi une formation basée sur l’une ou l’autre typologie, pensez à la définition donnée ci-dessus : une typologie n’est pas le reflet exact de la réalité mais une simplification (parfois à l’extrême) de celle-ci. Donc, ne réduisez pas la personne au type dans lequel l’outil l’a placée ! Pour nous, humains, il est très difficile de changer l’impression première qu’on se forme sur une autre personne.

Alors, si d’emblée vous la mettez dans une boîte, ça risque encore de compliquer les choses. Cela est d’autant plus vrai avec des typologies qui utilisent un étiquetage chargé de sens. Par exemple, si un nouveau collaborateur vous dit qu’il a suivi un séminaire à ce type d’outils et qu’il est identifié comme « rebelle » (étiquette qui fait partie de la typologie Process Com®), cela va induire de nombreuses caractéristiques que vous pouvez associer spontanément à cet adjectif. Bref, méfiance…


3.       Les gens ont généralement tort à propos d’eux-mêmes
Si vous souhaitez connaître la typologie d’une équipe ou que vous remplissez vous-même les questions pour établir votre « type », vous constaterez rapidement que les questions sont assez transparentes et qu’il est dès lors possible de les orienter dans l’une ou l’autre direction. Même, si dans ce genre de démarche, les gens sont généralement motivés à être honnêtes pour mieux se connaître, rappelez-vous qu’ils risquent aussi d’amplifier certains de leurs traits ou au contraire en masquer d’autres qui les dérangent.

En fait, les gens sont peu précis lorsqu’ils doivent se décrire eux-mêmes. Ils peuvent renvoyer une image qui ne colle pas forcément à la façon dont ils sont perçus par les autres, comme l’illustre en partie cet article. C’est un problème connu dans la recherche en psychologie depuis de longues années : les mesures auto-complétées sont soumises à des biais comme la désirabilité sociale (fournir des réponses qui correspondent aux attentes), la réactance (fournir des réponses qui sabotent le résultat), etc.


4.       La personnalité n'est pas écrite dans le marbre
Un risque réel pour le « profane » qui utilise une typologie est de considérer qu’une personne, une fois associée à un type précis, ne peut plus changer, que sa personnalité est figée à jamais, qu’elle ne peut évoluer par rapport à des caractéristiques si profondément ancrées (« chasse le naturel, il revient au galop »). J’ai même entendu des professionnels exprimer ce raccourci de raisonnement pendant une session plénière sur l’un de ces outils. Ce risque n’est donc pas la panacée du profane et il est même important quand on met ces outils dans les mains de personnes qui n’ont que leur précieuse « certification », sans autre connaissance en psychologie ou sciences humaines.

Certes  la personnalité présente un noyau stable qui est le produit à la fois de l’inné et de l’acquis (et dont certaines caractéristiques innées n’émergent que dans l’environnement qui le favorise) et c’est heureux car il serait inconcevable de survivre dans un monde où la personnalité change chaque matin. Toutefois, l’âge aidant, les expériences de vie positives et négatives (pas besoin qu’elles soient traumatiques), les succès, les échecs,  les rencontres, … modifient sensiblement notre façon d’appréhender la réalité et d’y réagir. Les gens peuvent donc changer et « sortir de leur boîte ».


Que faire alors face à tous ces outils qu’on nous propose ?
La plupart de ces outils de catégorisation ont une utilité commune :

ils permettent aux personnes de comprendre que nous avons des modes de fonctionnements et des modes de communication différents.


Pour certains employés, cet atout se suffit à lui-même pour leur permettre d’évoluer dans leur job.
Ce constat a aussi des implications à plusieurs égards en gestion des talents et en communication :
·         Les collaborateurs peuvent prendre conscience des autres dans une équipe et favoriser les conditions qui leur permettent d’exprimer leur  talent
·         Il permet de diversifier la composition des équipes, en favorisant la diversité des profils au sein de l’équipe
·         Il permet aux responsables d’équipe de communiquer de façon adaptée avec  leurs collaborateurs, en prenant en compte leur préférence à cet égard
·         Avoir une idée des préférences de chacun des autres permet de prévenir et gérer les conflits
·         Les responsables d’équipe/de projet peuvent déléguer adéquatement les tâches en fonction des préférences des membres du team
·         il évoque l’idée qu’il faut concevoir les communications de façon à toucher tous les publics
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Il ne faut donc pas jeter non plus le bébé dans sa boîte avec l’eau du bain… mais utiliser ces outils avec parcimonie, en connaissance des risques, et dans un cadre défini.

Mais on peut légitimement se poser une question (dont je vous laisse concevoir votre propre réponse) : doit-on passer par ce genre d'outils pseudo-scientifiques et coûteux pour faire prendre conscience aux personnes que nous avons des préférences cognitives et comportementales différentes ?
Un dernier point. Contrairement à ce que certains semblent vendre : gardez-vous bien d’utiliser ces outils dans le recrutement et la sélection. Les dangers expliqués ci-dessus en illustrent les raisons de façon assez évidente : ils sont beaucoup trop caricaturaux pour représenter un indicateur crédible dans le cadre d’un assessment. Ils peuvent éventuellement être utilisés au préalable, lors de l’analyse de besoin, pour identifier de façon grossière quel « profil » serait complémentaire dans une équipe déjà en place mais pas au-delà de cette phase préparatoire au recrutement.

Bref, ne vous laissez pas mettre en boîte n’importe comment, vous n’êtes pas un numéro, vous êtes complexe, libre et possédez vos richesses propres.