jeudi 10 octobre 2013

Tête bien faite ou tête bien pleine ?

Entendu ce matin dans le train : « Pour le stage, je devrai rendre un rapport dans lequel je dois expliquer en quoi les modèles  me servent sur le terrain. L’année passée, ma copine X a été moflée parce qu’elle n’a pas vraiment utilisé la théorie dans son stage avec des toxicos et elle n’a pas trouvé quoi mettre dans son rapport » [étudiant d’un cursus universitaire non déterminé]

J’étais légèrement somnolent, regardant tantôt le paysage et tantôt les tweets du matin défiler mais là, ça m’a réveillé d’un coup.
Pour avoir baigné dans le monde académique dans une vie professionnelle précédente, j’avais déjà constaté que la pratique du remplissage des cerveaux par les contenus avait encore de beaux jours devant elle "grâce" à certains enseignants (et pas forcément les plus âgés) mais là, j’avoue, j'ai du mal. Evidemment je ne généraliserais pas car je connais de superbes initiatives visant à développer une approche intégrée entre monde professionnel et monde académique, entre ancrage au terrain des modèles présentés. Toutefois, j’ai quand même envie de pointer ce cas individuel… « pour analyse », disons.
Cela me fait bondir pour deux raisons majeures.
Premièrement, parce que le formateur (officiellement dénommé « enseignant », « chargé de cours » ou « professeur » dans le cas présent) est tellement certain de la validité de ses  contenus qu’il n’accepte pas la critique et la confrontation de ses fameux favoris avec la réalité du terrain. C’est gonflé tout de même… si l’étudiant ne peut pas faire de lien, c’est qu’il est incapable de saisir les grandes qualités des théories enseignées.

Le formateur devrait plutôt embrasser au quotidien la célèbre citation de Kurt Lewin : « Il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie », prendre acte et questionner SES pratiques de formateur, se rendre agile par rapport à l'évolution de la connaissance et ne pas forcément questionner les capacités de l’étudiant lorsqu'il n'arrive pas à mettre théorie et pratique en concordance. Se remettre en question continuellement est une nécessité pour un enseignant/formateur (et cette nécessité devient carrément vitale pour un formateur en entreprise)
Deuxièmement, je pense que cette proposition de faire des liens est très intéressante UNIQUEMENT si elle sert l’apprenant dans une perspective formative et certainement pas le professeur dans une perspective évaluative. Le fait de SUGGERER la mise en relation systématique aux étudiants contribue au développement/renforcement de différents talents d’analyse, de prise de vision globale, d’intégration d’infos, etc.   Le fait d’EXIGER la mise en relation est tout simplement ridicule : cela est péremptoire, ne génère aucun débat, n’apprend rien de tangible à l’apprenant (ça c’est dommage…) et,  de toute façon, si l’étudiant a un peu de «tchatche » (un autre talent qui peut être utile à d'autres égards mais peut-être pas dans ce cadre), il dupera très certainement le professeur en inventant des liens qu'il n'a jamais réellement observé.
La logique d’apprentissage ancrée sur le contenu relève du passé et ne correspond pas à la réalité du monde du travail au 21ème siècle.  Nous voyons aujourd’hui que le cantonnement à des contenus, à des territoires intellectuels, voire à des guerres de clocher académiques représentent des dépenses inutiles d’énergie (voire d’argent) dans un monde où les cloisonnements n’ont plus cours, où l’on stimule la co-création, où les contenus sont accessibles en « open source » de façon immédiate. C'est une logique qui ne développe pas l'agilité, la capacité des apprenants à développer une vision multifactorielle/multiniveau des choses.

Ce qui intéresse aujourd’hui les employeurs (mais je peux me tromper), c’est l’acquisition de talents (ou de potentiels talents) qui contribuent à la construction de l’ensemble de leur organisation, certainement pas (ou moins) d’engager des bibliothèques humaines. C’est donc un changement de paradigme qu’il faut proposer à certains enseignants : faire le deuil de la centration sur les contenus pour stimuler leur utilisation dans le développement des talent chez ses étudiants, faire les ponts avec les autres disciplines ou domaines de travail.
Evidemment, cela touche à l'histoire du système éducatif classique dans lequel le cloisonnement des contenus et la hiérarchie entre ceux-ci (*) représentent souvent la règle… Pourtant quand on compare l’école à la vie (professionnelle) aujourd’hui, cela ressemble toujours à ceci :
  
Dans la vie, le contenu en soi ne compte plus. Cela ne sert plus à rien de remplir les têtes de formules, de textes, d'équations, de biographies, etc.  puisque la connaissance est accessible immédiatement et de partout dans le monde. Parce qu’avec ce genre de pratique, soit l'enseignant formera de bons petits soldats du savoir, des têtes bien pleines mais certainement pas des travailleurs agiles et capables de contribuer activement à notre monde en mutation.

Cette évolution dans la culture de la connaissance a d’ailleurs induit une réorientation des pratiques de « knowledge management » dans les organisations : alors que les décennies précédentes répertoriaient soigneusement les connaissances et le développement d’ingéniéries (d’usines à gaz ?) complexes basées sur le modèle (pas forcément pratique) Savoir-Connaissance-Information-Données, la gestion des connaissances, aujourd’hui, n’est (1) plus forcément du ressort de l’IT ou du « content/data management », il est aussi aux RH, à la Com, au Marketing (voire les trois à la fois) et (2), le KM a pour objectif de créer un contexte idéal pour mettre en relation des personnes qui ont des connaissances utiles avec celles qui les recherchent ou en ont besoin, de décloisonner les départements pour susciter la co-création, la collaboration, le partage de bonnes pratiques…
Bref, le KM aujourd’hui consiste à jouer le rôle de catalyseur relationnel, il assure la pérennité des connaissances d’une autre façon, sans forcément passer par le remplissage de formulaires, par la compilation du savoir dans des bases de données et des processus complexes qui ne parlent qu’à ceux qui les ont créés.  Il valorise les communautés de pratiques, il développe et anime des réseaux sociaux virtuels ou physiques (je n’oppose pas virtuel à réel parce qu’une réseau virtuel est un réseau réel), il connaît les employés, il a une vision claire sur le « business », il contribue à accompagner les services opérationnels pour améliorer leur fonctionnement, valoriser les bonnes pratiques, stimuler l’innovation (en considérant aussi les erreurs comme des éléments d’apprentissage plutôt que comme des prétextes de sanctions). Trois mots guident sa mission : collaboration, partage, innovation, simplicité (oups, il y en a 4 finalement)
Mais peut-être me suis-je emballé et suis-je parti du présupposé que l’étudiant avait bien intégré la question du professeur ?  Je ne le saurai jamais et ce n’est pas bien grave puisque, finalement cela m’aura permis (1) de me mettre en éveil plus rapidement et (2) de développer une réflexion toute personnelle sur mon métier, sur le statut du savoir et du sens de l'accumulation des connaissances à notre époque…
Belle journée.

(*) Nous avons tous connu cela à l'école et dès notre plus jeune âge : la supériorité perçue des options mathématiques sur les options latines ou à un niveau plus global, la supériorité ridiculement valorisée de l'enseignement général sur l'enseignement technico-professionnel). Nous aurions l'air malin dans un monde rempli de mathématiciens devant cueillir des baies et construire des huttes...

PS : certains d'entre vous auront remarqué que le mot agile/agilité est récurrent dans ce texte. C'est une pratique volontaire pour mettre implicitement en évidence ce concept comme pierre d'achoppement entre tête bien faite et tête bien pleine.